L’individu doit-il son existence à la communauté ? La communauté doit-elle son existence à l’individu ?
Au moment de sa création l'Amérique était un pays d’un genre nouveau. Sa Déclaration d’Indépendance, rédigée principalement par Thomas Jefferson avait été largement influencée par les idées de John Locke sur le gouvernement et les droits naturels, exposées en particulier dans Le Traité du Gouvernement Civil. L’idée nouvelle, selon laquelle, tous les individus naissent avec des droits inaliénables, tels que la vie, la liberté, la propriété, et le droit à la recherche de son propre bonheur, ferait de l’Amérique le premier pays à justifier son existence par la défense des libertés individuelles.
- Introduction
L'avènement de la démocratie
Dans De la Démocratie en Amérique, Tocqueville s’intéresse aux risques auxquels est, selon lui, exposée la démocratie américaine. Il expose les limites de la démocratie et suggère que le désir d'égalité pourrait l'emporter sur le désir de liberté et déboucher sur ce qu’il appelle la tyrannie de la majorité. Il y affirme également que les Américains souffrent d'un individualisme excessif, et considère que l’individualisme et la tyrannie de la majorité constituent les deux dangers auxquels la démocratie américaine, et toutes les démocraties, sont soumises.

Si ces dangers mis en avant par Tocqueville étaient nouveaux, c’est parce que les idées de liberté individuelle et de liberté politique l’étaient, elles aussi, relativement. Ainsi, la démocratie américaine, comme toutes les communautés reconnaissant l’importance de la liberté individuelle, s’exposait à une certaine fragilité, du fait de la multiplicité d’individus, et donc d’opinions, qui la composent.
L’idée d’individu renvoie à l’idée d’une certaine subjectivité : chaque individu est doté de traits et de dispositions qui lui sont propres, d’une idiosyncrasie. Or il n’y a aucune raison pour que les tempéraments individuels s’accordent. A cet égard, l’idée (plus tardive) des Pères Fondateurs d’un état fédéral composé d’une multiplicité d’états jouissant, à la manière d’individus, d’une grande indépendance dans le vote de leurs lois, est représentative de cette prise en compte de la subjectivité individuelle : différentes solutions sont possibles, et on ne peut affirmer avec autorité qu’une unique solution doive satisfaire chacun. Toutefois, ces nouvelles idées se heurtaient à un certain nombre de traditions héritées de l’Ancien Monde : bien que l’Amérique fût conceptualisée dès sa création, comme une nation qui défend les droits individuels, la problématique humaine de la relation entre l’individu et la communauté demeurait.
Un individu vraiment libre ?
Si l’individu peut être libre sur le plan de la loi, il est vrai qu’il arrive au monde en faisant partie d’un groupe d’appartenance qu’il n’a pas choisi. Les normes du groupe, sa langue, ses mœurs, ses rites, ses usages, ses coutumes, ses principes s’imposent à lui dès sa naissance. Il y a ici une passivité fondamentale de l’individu, qui va être introduite indépendamment de sa volonté. Les valeurs, les interdits, les tabous du groupe, qui sont inconsciemment intériorisés par l’individu, sont autant de choses sur lesquelles il n’a que peu de contrôle.
- Un individu vraiment libre ?
Le holisme socialL'homme : « zoon politikon »
Dans une société libérale, ouverte et cosmopolite, les individus peuvent sans doute plus facilement échapper à l’emprise de la communauté que dans une communauté traditionnelle, où prévaut une forme d’holisme social : l’idée selon laquelle « le tout » (la communauté) est nécessairement antérieur (et supérieur) à une de ses parties à savoir « l’individu ». L’analogie organiciste est significative : l’individu serait un membre du corps social de la même façon que la main est un membre du corps. La main, séparée du reste du corps, perd sa fonction, et la vie de la partie est subordonnée à la vie du tout.
Karl Marx dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique, reprend l’idée de « zoon politikon » (animal politique) introduite par Aristote :
Plus on remonte dans le cours de l'histoire, plus l'individu – et par suite l'individu producteur, lui aussi, - apparaît dans un état de dépendance, membre d'un ensemble plus grand : cet état se manifeste tout d'abord de façon tout à fait naturelle dans la famille et dans la famille élargie jusqu'à former la tribu; puis dans les différentes formes de communautés, issues de l'opposition et de la fusion des tribus. Ce n'est qu'au XVIII° siècle, dans la « société bourgeoise », que les différentes formes de l'ensemble social se présentent à l'individu comme un simple moyen de réaliser ses buts particuliers, comme une nécessité extérieure. L'homme est, au sens le plus littéral, un animal politique qui ne peut s'isoler que dans la société. La production réalisée en dehors de la société par l'individu isolé est chose aussi absurde que le serait le développement du langage sans la présence d'individus vivant et parlant ensemble. Inutile de s'y arrêter plus longtemps. Il n'y aurait aucune raison d'aborder ce point si cette niaiserie, qui avait un sens et une raison d'être chez les gens du XVIII° siècle, n'avait été réintroduite très sérieusement par Bastiat, Carey, Proudhon etc., en pleine économie politique moderne.
L'individu créateur
- L'individu créateur
Le pouvoir créateur de l'individuLa communauté contre l'individu
Mais cette idée de corps social est-elle réellement vérifiée empiriquement ? L’expérience désastreuse de la collectivisation de certains moyens de production dans bon nombre de pays communistes au 20ème siècle tend à montrer que l’acte de produire, reste fondamentalement un acte individuel. Le fait que des individus soient influencés par d’autres est une preuve de la dimension importante que représente la sociabilité chez les humains, mais ne permet pour autant pas d’ignorer le rôle de l’individu et de sa créativité dans la production.
Comme l’écrivent les économistes soviétiques Nikolai Shmelev et Vladimir Popov dans leur livre The Turning Point, il n’y a, contrairement à une affirmation de la propagande soviétique, pas d’estomac collectif. On ne nourrit pas une nation, on nourrit les individus qui la composent. Lorsque des individus acceptent, ou sont forcés, de renoncer à une partie de leurs droits au nom d’un idéal collectif, leurs victoires, leurs accomplissements n’en restent pas moins une somme d’exploits individuels.
Les milliers de scientifiques soviétiques inconnus qui contribuèrent à envoyer le premier homme dans l’espace, même s’ils demeurent inconnus, et qu’ils voient leur mérite personnel accaparé par la propagande, restent, pour chacun d’entre eux, des individus qui ont pensé, et rendus possible, avec leurs cerveaux individuels, la réalisation de cet exploit collectif. La philosophe américaine Ayn Rand écrit à ce sujet :
L'esprit est un attribut de l'individu. Il n'existe pas de cerveau collectif. Il n'existe pas de pensée collective. Un accord conclu par un groupe d'hommes n'est qu'un compromis ou une moyenne établie à partir de nombreuses pensées individuelles. C'est une conséquence secondaire. L'acte primaire - le processus de la raison - doit être accompli par chaque homme seul. On peut répartir un repas entre plusieurs hommes. Nous ne pouvons pas le digérer dans un estomac collectif. Aucun homme ne peut utiliser ses poumons pour respirer pour un autre homme. Aucun homme ne peut utiliser son cerveau pour penser à la place d'un autre. Toutes les fonctions du corps et de l'esprit sont privées. Elles ne peuvent être ni partagées ni transférées.
The Soul of an Individualist, For the New Intellectual
L’individu est donc la seule entité douée de raison. Son existence n’est pas conditionnée par l’existence d’un corps social, mais est au contraire, ce qui compose, et rend possible l’existence et le développement de ce corps social.
Nous héritons des produits de la pensée d'autres hommes. Nous héritons de la roue. Nous fabriquons un chariot. Le chariot devient une automobile. L'automobile devient un avion. Mais tout au long de ce processus, ce que nous recevons des autres n'est que le produit final de leur pensée. La force motrice est la faculté créatrice qui prend ce produit comme matériau, l'utilise et est à l'origine de l'étape suivante. Cette faculté créatrice ne peut être ni donnée ni reçue, ni partagée ni empruntée. Elle appartient à l'homme seul et individuel. Ce qu'elle crée est la propriété du créateur. Les hommes apprennent les uns des autres. Mais tout apprentissage n'est qu'un échange de matériel. Aucun homme ne peut donner à un autre la capacité de penser.
The Soul of an Individualist, For the New Intellectual